Le rock islandais bouillonne encore

Quotidien Libération [mars 2012]

Le rock islandais bouillonne encore

Reportage Saga
Fragilisée par la crise économique de 2008, la scène musicale insulaire affiche un dynamisme qui lui permet de continuer à s’exporter.

Par Marie-Joëlle Gros Envoyée spéciale en Islande

Après trois années de récession, comment se porte la scène rock islandaise ? Depuis quelques mois, les signaux d’une reprise économique sont là, la croissance est de retour sur l’île (+ 3%, contre -9% en 2009), mais la population n’en voit pas encore les effets. «La crise est toujours dans nos têtes, souligne Grimur Atlason, directeur du festival Iceland Airwaves qui se tient chaque automne à Reykjavík depuis 1999, attirant des festivaliers du monde entier. Mais avec le recul, on se dit que ce n’est peut-être pas plus mal que tout ait explosé. Cela a permis de remettre les choses à plat.» Personne ici n’a oublié cette semaine d’octobre 2008 qui a vu la monnaie nationale, la couronne islandaise, s’effondrer du jour au lendemain. Jusqu’à ce coup d’arrêt brutal, les personnalités portées aux nues dans les médias locaux étaient moins Björk et Sigur Rós que les banquiers mégalomaniaques, capables de s’offrir en concerts privés pour leurs anniversaires Elton John ou 50 Cent. «Bien sûr, trois ans plus tard, nous sommes toujours prisonniers de notre devise et sa faiblesse profite à ceux qui font de l’export, poursuit Grimur Atlason. Mais, finalement, pour la culture, le krach boursier a été un mal pour un bien.»

«Prometteurs». Un sentiment partagé par Ari Allansson, l’organisateur du festival Air d’Islande qui se déroule en ce moment à Paris : «Je crois que cette crise a finalement donné beaucoup d’énergie à la scène rock. C’est comme une réponse très vivante de la musique au défi lancé au pays.» Les figures de proue n’ont d’ailleurs pas déserté : Björk a, au contraire, investi personnellement fin 2008 dans Audur, un fonds d’investissement destiné à relancer l’économie nationale en misant sur l’environnement, tout en préparant son album-concept, Biophilia. Et Sigur Rós a écrit et enregistré à Reykjavík Valtari, son nouvel album attendu en mai. «Au bout du compte, les groupes qui existaient déjà sont toujours là, résume Ari Allansson. Et plein de petits nouveaux, très prometteurs, ont émergé durant ces trois années, sous des labels souvent basés à l’étranger, en Allemagne ou en Belgique.»

Parmi eux, Retro Stefson. Ce groupe créé par deux frères métis de 20 ans, produits par Universal Music Germany depuis janvier 2011, multiplie les dates en Europe. On compte aussi la chanteuse folk-pop Sóley, produite par le label More Music à Berlin, que les Français ont pu entendre en septembre à la Flèche d’or à Paris, accompagnée d’une autre formation folk, Sin Fang, dont elle est membre. Autres groupes juvéniles remarqués, For a Minor Reflexion, adepte d’un post-rock de haut niveau, la non moins convaincante chanteuse folk Olöf Arnalds ou encore, au rayon expérimental progressif, Haze Blood et les punk rockeurs de Reykjavík ! (en concert à Orléans le samedi et dimanche à Paris, au Point éphémère).

Tous ceux-là observent le succès phénoménal du groupe pop le plus connu aujourd’hui à l’étranger, Of Monsters And Men, produit à New York et Los Angeles, sans nécessairement l’envier : «C’est quelque chose qui reste difficile à expliquer à quelqu’un qui n’est pas né en Islande, avance Haukur Sigurbjörn Magnusson, le chanteur de Reykjavík !, mais faire de la musique ici est à la fois très simple et stimulant. Il y a des écoles partout sur l’île, et une très grande liberté dans les styles.»

Survie. En voyant se produire Skalmöld (littéralement «l’âge de guerre») sur la petite scène du festival emblématique d’Isafjördur (lire ci-contre), le doute n’est plus permis. Le clavier de ce groupe de métal, crâne chauve barré d’une crête noire, dirige aussi une chorale classique à Reykjavík. L’un des guitaristes à la barbe druidique force le respect sur l’île pour sa maîtrise de la langue islandaise, ce norrois parlé par les Vikings dans toute la Scandinavie et que les siècles ont peu dénaturé. Les textes de Skalmöld, écrits dans le plus pur respect des sonnets des sagas et hurlés dans le micro, déchaînent les foules en concert, et laissent songeur : ils sont désormais enseignés dans les écoles pour éveiller les élèves à la poésie d’il y a mille ans.

Mais Skalmöld possède aussi des fans sensibles à sa fibre guerrière en dehors de l’île et tourne beaucoup en Europe du Nord. Toutefois, souligne le directeur du festival Iceland Airwaves, «il existe une ligne de partage qui voit la diffusion de notre musique buter au Sud. Très peu d’Islandais sont invités à jouer à Marseille». Pourtant, la taille du marché domestique (320 000 âmes) ne laisse pas le choix : la survie de la scène pop rock passe par l’export. Mais depuis la crise, cela se révèle à la fois plus simple et plus complexe. Pendant les années d’opulence, quand la monnaie locale dominait crânement toutes les autres, les cachets empochés à l’étranger ne représentaient pas grand-chose. Depuis que la tendance s’est inversée en 2008, les groupes sont pris dans un dilemme. Voyager est devenu pour eux hors de prix, et seules des invitations leur permettent de se déplacer. Désormais, gagner 1 500 euros pour un concert représente un petit pécule une fois rentré au pays.

«Mystique». «La crise a aussi changé le regard des gens sur la musique islandaise, note le chanteur de Reykjavík ! On fait davantage attention à nous. Et, en même temps, on voudrait nous cataloguer "son islandais", forcément dans la ligne de Björk ou de Sigur Rós. Ce sont des références de grande qualité, mais elles ne doivent pas nous enfermer.» Grimur Atlason, qui peaufine actuellement la sélection de la treizième édition du festival Iceland Airwaves, qui aura lieu en octobre à Reykjavík, insiste : «Il y a parfois encore à l’étranger cette idée qu’un Islandais doit être un elfe mystique pour plaire. Le vrai risque, c’est l’uniformisation des goûts à l’échelle mondiale.» Selon lui, la diversité des styles existants doit être entendue ailleurs. «Que les musiciens fassent des allers-retours, partent loin puis rentrent en Islande se ressourcer, ne peut que renforcer notre identité.» Les sagas ne disaient pas autre chose.

Le partage à bon port à Isafjördur

Créé avec un minimum de moyens par le musicien Mugison, le festival Aldrei for eg Sudur réunit chaque année la fine fleur de la scène indé.

Envoyée spéciale à Isafjördur (Islande) M.- J.G.

Sous un hangar à l’extrémité d’Isafjördur, petite bourgade et pourtant principal port de pêche des fjords de l’Ouest, c’est une concentration impressionnante de pulls tricotés en pure laine de mouton. Il y a là des jeunes en pagaille, mais aussi des petits vieux, des enfants qui courent en tous sens. La plupart ont fait le voyage en voiture depuis les quatre coins du pays pour assister, pendant le week-end de Pâques, au festival le plus populaire de l’île. Au sens propre, car rien n’est chic ici.

Pour sa neuvième édition, Aldrei for eg Sudur («je ne suis jamais allé au Sud») renouvelle sa formule improbable : entrée gratuite pour le public, pas de cachet pour les musiciens, mais le froid humide en prime. Entre vendredi et samedi soir, 31 groupes se sont produits, à raison de vingt minutes chacun. Des formations qui déclinent à la chaîne l’étendue du répertoire islandais, de l’electro à la pop pour ados, de la chanson d’auteur au metal le plus braillard.

Barde. Aldrei for eg Sudur est avant tout une farce. Un pied de nez fait à la capitale Reykjavík, à ceux partis faire de l’argent dans le sud. C’est aussi le titre d’une chanson des années 70, connue de tous car entonnée par le barde familial Bubbi Morthens, racontant le triste sort d’un provincial condamné à travailler dans une usine de conditionnement de poisson. L’artisan de ce festival bouseux et fier de l’être, c’est Mugison, musicien et fils de pêcheur. Une star en Islande. Son quatrième album, Haglél («la grêle»), plutôt folk et enveloppé dans une pochette artisanale en carton blanc, s’est vendu à 30 000 exemplaires. Un exploit sur ce petit bout de terre qui ne compte que 320 000 habitants. Lors de l’équivalent des victoires de la musique, en février, il a d’ailleurs raflé toutes les récompenses. Mais Mugison, 35 ans, ne semble pas du genre à prendre la grosse tête. Pour remercier son public, il a donné cet hiver trois concerts gratuits dans une même journée, dans le grand auditorium de Reykjavík, Harpa, inauguré l’an dernier.

Partage, solidarité et humour résument ce gaillard barbu, qui chante sur scène avec sa femme et laisse à son père le rôle de maître de cérémonie. Les Islandais reprennent ses refrains en famille également. Hilares et sensiblement éméchés. Au-dessus de leur tête, accrochée à un immense filet de pêche, une pancarte en carton enfonce le clou : «Tout seul, trou du cul, t’arriveras à rien.»

Ce côté artisanal plaît ici, indéniablement. Sans doute parce qu’il résonne avec l’état d’esprit qui prévaut en Islande depuis l’effondrement de l’économie de l’île, en octobre 2008 : posséder, dépenser, envier son voisin n’est plus du tout au goût du jour. Mais à vrai dire, raconte Mugison, l’avidité n’était déjà plus une valeur dans l’Ouest. Cette terre écorchée de pêcheurs, où le poisson foisonne dans la profondeur des fjords, est réduite à la pauvreté depuis les années 90. Un comble quand on sait que la pêche est la première activité économique. Imprimé sur les billets de banques et gravé sur les pièces de monnaie, le poisson symbolise la richesse.

Pluie. En réalité, la précarité des villages de l’Ouest a été orchestrée par quelques barons de cette industrie ancestrale. En créant le système des quotas et en se réservant le droit de se les revendre entre eux, ils ont concentré l’activité, s’en mettant plein les poches et laissant les petits bateaux vivoter le long des côtes.

Alors, quand tout le système financier de l’île s’est trouvé englouti en quelques heures en 2008, ici dans l’Ouest, on s’est dit : «Bienvenue au club des pauvres !» Malgré la pluie et le froid, la foule a soutenu les musiciens jusqu’à plus d’une heure du matin samedi. Un festivalier confiait : «c’est l’âme islandaise qu’on chante ici. Et c’est notre bien le plus cher.»

Ici et là

Air d’Islande Festival de musique d’art et de cinéma, il est organisé à Chessy (Seine-et-Marne) et à Paris jusqu’au 15 avril. Il bénéficie notamment du soutien de l’ambassade d’Islande à Paris et de la mairie de Reykjavík.

Rens. : www.airdislande.com