3/ L'impossible photographie

J'ai donc été voyageur-marcheur en Islande. A Nantes, en France, je suis un graphiste-enseignant. Partout je vois le monde en dessinateur.

Dans le plus simple appareil

J'ai donc décidé ne ne pas emporter d'appareil photo en Islande.
J'ai simplement remis en cause l'idée de faire des photos dans un cadre touristique et j'ai peut-être été — cet été, le seul touriste en Islande à ne pas avoir d'appareil photo. Un des étranges aspects de cette décision, c'est que des gens sur place me repéraient parce que je n'avais pas d'appareil photographique et s'en étonnaient au point d'engager la conversation par ce biais. J'essayais alors de leur expliquer, in my broken english, que c'était un choix raisonné. Et si je m'en tenais là, j'étais pris pour un illuminé. Si j'allais plus loin et si je suggérais que cette absence d'appareil photo était en quelque sorte compensée par le dessin, tout à coup, mon statut changeait et on me considérait généralement plutôt avec déférence : " un artiste ! ".

Je n'ai pas emporté d'appareil photographique car je voulais me concentrer sur l'acte de dessiner, — et je savais par expérience que l'acte de photographier amenuise chez moi l'acte de dessiner, voire le remplace dans certains cas.
Je voulais également rompre avec l'usage de l'écran, cette interface que j'utilise à longueur de temps, pour rester en interaction directe avec ce que j'avais sous les yeux : les gens, les paysages, les éléments. Cette présence permanente au lieu — sans chercher à figer l'instant dans une photographie —  permet de vivre sans interruption le voyage comme œuvre d'art.
J'avais donc anticipé l'opportunité de vivre en Islande l'instant présent dans son unicité, tel que l'expliquait Walter Benjamin : " (...) à la plus parfaite reproduction il manque toujours quelque chose : l'ici et le maintenant de l'œuvre d'art — l'unicité de sa présence au lieu où elle se trouve. "

La position du photographieur

Depuis de nombreuses années, j'ai développé une certaine manière de penser ma présence en un lieu qui est de me représenter ce lieu dans les trois dimensions, de balader ma vision dans l'espace complet, mon corps en ce lieu faisant partie d'un tout. Or, fort de cette façon d'habiter l'espace, je ne voulais pas, dans ces paysages islandais ou au milieu des Islandais, me voir en position de photographieur.

cliché Gilles Herbreteau
Les photographieuses. Abbaye de Fontevraud 2006
Photographier, ce n'est pas simplement fabriquer une image. C'est aussi transporter un appareil ; c'est être silhouetté par cet appareil et donc, avant d'être vu par les autres comme une personne, être vu comme un photographieur ; c'est adopter une posture physique particulière, souvent un regard scrutateur, focalisant ; c'est avoir un comportement particulier, notamment celui d'arrêt successifs dans l'espace, voire de retours en arrière souvent intempestifs ; c'est avoir un positionnement particulier dans l'espace, d'allers-retours entre une position de retrait et celle, fort rapprochée, du sujet photographié.
Je ne voulais ni me comporter comme, ni être assimilé à un photographieur. Non pas que je voue les photographieurs aux gémonies — j'en suis un lorsque je décide de l'être — mais bien parce que, dans le cas qui nous occupe, dans cette Islande à vivre, être photographieur c'est briser à coup sûr la linéarité et la continuité des sensations.
cliché Romain Mathieu
Série le grand monument
Par opposition à celle du photographieur, la position du dessinateur est celle d'un temps long au même endroit, d'un fondu dans le lieu, d'une invisibilité acquise par ce temps long au même endroit. Le dessinateur est un point fixe autour duquel le monde bouge. Le dessinateur est avalé par son sujet.

Ne pas différer

Photographier, c'est également différer pour partie les sensations liées à la présence au lieu, s'est aussi s'extraire du moment, c'est assigner aux photographies un rôle de transfert de réalité. Cet acte de mémorisation photographique est toujours associé à la question du temps. A chaque fois qu'une photo est re-regardée, on y associe des questions : " C'était quand ? En juin 2010 ou en septembre 2011 ? A quel moment, à quel instant du moment ? C'est au début où on est arrivés ou plutôt à la fin ? "
Je n'avais pas envie de me poser ces questions en revenant de voyage, — surtout depuis que les données temporelles sont inscrites dans les fichiers —, de trier mécaniquement des photos en fonction de la mémoire numérique. Je préfère ma mémoire encore vive et d'autant plus vive qu'elle ne se repose sur aucun corpus de photos-souvenirs.

Le paradoxe de la photo preuve

Cependant, je me suis écarté du parti-pris développé plus haut car je n'ai pu abandonner complètement l'idée d'avoir au moins une photo relique, celle qui authentifie la présence en un lieu — une sorte de photo-preuve —, et aussi la photo support de mélancolie, celle sur laquelle je me pencherai seul, plus tard…
De lieux en lieux, lorsque l'occasion se présentait, j'ai donc demandé qu'on me prenne en photo devant les paysages du moment, charge à ces photographes de rencontre de m'envoyer le cliché lorsqu'ils le pourraient. Je leur donnais alors mon adresse email sans qu'ils me donnent la leur.

Série " pilot’s melancholy " par Dominick Smialowsky
Cliché de karen Liljebjelke, volcan Hverfell, près Reykyahlid (Mytvan) juillet 2012
Pourquoi avais-je besoin de photographies-preuves ? N'est-ce pas plutôt au regard des autres que je voulais pouvoir exhiber une photographie tant le sens commun lui attribue cette valeur de preuve ?
Mais, à l'heure du numérique intégré, — comme on peut parler du spectaculaire intégré au sens de Guy Debord —, cette photographie, justement, ne peut faire preuve aux yeux des autres. Je me fais fort de produire des photo-montages de lieux sur lesquels j'apparais où je n'ai jamais mis les pieds. Et ce ne serait qu'après des expertises techniques très poussées qu'on pourrait décoder la supercherie.
Je sais que j'étais présent en ce lieu et cette photographie en fait foi. Je suis dans le cadre. Et je sais, pour l'avoir éprouvé physiquement que j'étais dans le cadre. Je suis le seul, avec le photographe, à savoir que j'étais réellement là dans le cadre. Cette question de la photographie comme preuve ne fonctionne donc que pour moi, c'est le paradoxe.

C'est donc bien plus pour la rencontre de voyage que pour la preuve que j'ai tout de même voulu des moments photographique, ceux qui font vivre l'altérité.

Le studio de plein air

J'ai donc tenté de transformer l'auto-portrait touristique en rencontre. Michel Martin, un ami pholosophe, a bien voulu m'écrire un texte sur ce processus.
" Tout voyage authentique implique la rencontre d’un « ailleurs », et des « autres ». Mais comment l’attester ? Par des traces : un récit, des photographies. Mais quel intérêt, notamment quand « l’ailleurs », l’autre dépaysant, peut d’ores et déjà être re-présenté par les photographies des voyageurs-internautes ?
Avant même d’être rencontrée, l’altérité des « lieux » à venir est déjà réduite au passé des « re-présentations ». L’esthétique des lieux est déjà épuisée. Reste alors la rencontre éthique avec les autres : rencontres réciproques de nos altérités singulières qui ne peuvent être préalablement re-présentées. Mais ce « reste » n’est-il pas cette dimension essentielle du voyage que les photographies et les photographes oublient ? Objectivé de manière critique, ce « reste » peut même être le projet du voyage en sa forme et son contenu : la substitution de l’éthique de la rencontre à l’esthétique des lieux. Substitution qui prendrait donc, elle-même, une forme esthétique critique servant de prétexte et de vecteur à cette rencontre : la prise d’une photo de l’autre et de soi et la promesse de son échange sur la toile internet, une fois le voyage accompli. La photographie, étant mise à distance comme recherche d’un « point de vue esthétique » sur les lieux étrangers, aurait alors pour enjeu les seuls liens éthiques. L’intérêt du récit et des traces de ce voyage accompli serait de nous donner à voir et à entendre la façon dont les regards des voyageurs se prêtent à leur détournement pour engager l’écoute d’autrui. "
Cliché de Malik Sidibé. Nantes. décembre 1996
 Le jeu de l'authenticité

J'ai relevé une observation étonnante dans la charte du guide du routard : " Photo ou pas photo ? Renseignez-vous sur le type de rapport que les habitants entretiennent avec la photo. Certains peuples considèrent que la photo vole l'âme. Alors, contentez-vous des paysages, ou bien créez un dialogue avant de demander l'autorisation. Ne tentez pas de passer outre. Dans les pays où la photo est la bienvenue, n'hésitez pas à prendre l'adresse de votre sujet et à lui envoyer vraiment la photo. Un objet magique : laissez-lui une photo Polaroïd. "

Je n'aurai donc pas "volé l'âme" des Islandais par le biais des photos, ni celle des paysages, je suis même singulièrement heureux d'avoir laisser les paysages photographiables intègres : les  paysages physiques islandais sont si fragiles qu'une seule trace de pas ou de pneu laissée en dehors des chemins peut rester marquée des décennies.

Dépliant de l'Administration Islandais des Routes
Le paysage photographique

Depuis cet épisode islandais, je ne vois plus la photographie comme  principalement indicielle — cette caractéristique qui relierait automatiquement les traces au référent. J'adhère plutôt à cette idée que la photographie est une pseudo-trace. [voir articles de André Gunther dont Photos de vacances (septembre 2012) et Au revoir, Monsieur Peirce (février 2012)]

Désormais, même dans leurs utilisations les plus ordinaires, je verrai plutôt les photographies comme des supports à énigmes, des supports d'enquêtes où chaque détail, chaque signe, forme, texture, cadrage, couleur devra être ré-interrogé.
Vaste programme sous l'amoncellement des millions de prises de vue quotidiennes.