Il voyait des mosquées partout

Il voyait des mosquées partout



Et c'est ainsi que mon récit commence.
Aussitôt qu'apparaît l'aurore aux doigts de roses, je m'éveille à la réunion des chants d'appel à la prière. Les muezzins déchaînés sont les premiers levés dans ce dimanche matin frais et brumeux. A la nuit noire, au sortir de l'aéroport trempé, j'ai trouvé cet hôtel qui touche en fait aux jardins des deux mosquées, Ste Sophie et Mosquée Bleue.
Je me rapproche du Pont Galata qui relie l'ouest d'Istanbul aux quartiers plus récents et j'ai ce léger serrement de cÏur qui accompagne les occasions réussies. Du haut de la Tour Galata, massive autant que déserte, je crayonne mon premier dessin. J'ai le sentiment très fort de toujours avoir voulu me trouver là, à cet instant, devant ce paysage mille fois entrevu sur les journaux, les magazines et les gravures. C'est un dessin profil, une estimation prudente que je terminerai plus tard.


Je veux prendre à la suite la mesure de cette tour en la dessinant du port maritime, tout en
dessous.
«Un qui tient le manche, deux qui regardent». Ici, on est plutôt du genre : « un qui pêche, dix qui surveillent le bouchon » et ces badauds débordés me sourient et regardent. C'est alors : « un qui dessine et dix qui commentent ». Ils me font savoir leur contentement et leur admiration spontanée avec un délicieux bruit de baiser-sucion et en faisant un geste qui chez nous veut dire qu'on a les chocottes.

Mais je traverse le Pont de l'Atatürk, Mustapha Kemal, dont le portrait omniprésent dans les commerces me renvoie à l'époque de l'Egypte de Nasser, la Yougoslavie de Tito et l'Argentine de Perron.
Je grimpe la haute colline qui surplombe la Süleymaniye Camii, la mosquée de Süleyman le magnifique. Je traverse un quartier pouilleux le long de maisons en bois délabrées. Partout, des garçons boueux jouent au foot. Et je descends vite vers la nouvelle mosquée en fendant la foule endimanchée d'un marché, alignement désordonné de vendeurs d'articles uniques, de petits souks spécialisés moteurs et verreries, de grilleurs de brochettes et pains salés. Je rejoins un endroit aperçu ce matin d'où je dessine la mosquée de Süleyman le magnifique.
C'est un dessin inspiré, rapide et précis.
 
Une sieste, une visite de "Ste Sophie", une reconnaissance au Cimetière d'Eyüp.
Et puis je stupéfie les turcs en général et les cireurs en particulier quand ils regardent, incrédules, mes chaussures achetées tout récemment, en prévision de ce voyage. La plupart des lisseurs de cuir ont même un temps d'arrêt fatal pour leur commerce, laps qui me donne le temps précieux de m'esquiver sans avoir à les éconduire.
Mais on ne peut toujours écarter le sommeil. C'est pour tous les mortels que, sur la terre aux blés, les dieux ont fait la loi. Je vais donc, il est temps, regagner mon étage et m'étendre en ce lit qu'emplissent mes pensées.
Dessin de la "Mosquée Bleue" à huit heures, avant que les jardins ne soient envahis par les charters de touristes européens.

C'est un dessin appliqué mais bientôt, je suis abordé par un turc qui vécut quinze ans en France, qui m'invite à boire un thé, qui me vante les tapis de son cousin, qui m'étonne un peu par le mal qu'il se donne pour m'abuser et finalement que mon statut de voyageur dessinateur désargenté assomme.
Le temps de courir les gares maritimes et ferroviaires pour trouver la solution du voyage vers Alonnisos et je suis attablé derrière The New Camii. Je dessine la place ombragée assez laborieusement.
Lorsqu'on est seul, on est seul. L'évidence masque souvent la réalité. Cette réalité là, elle m'est chère à l'instant car je l'avais oubliée et je me retrouve à me gratter l'intérieur. Je décrypte mal, tout à coup, la multitude des signes autour de moi.
Alors, je marche pendant trois heures vers la Mosquée d'Eyüp et le Café Pierre Loti.
L'allégresse qui m'avait quittée revient. La douceur de vivre du Café Pierre Loti n'est pas surfaite, même envahi par bouffées de touristes aiguillés par des guides enthousiastes et rieurs. Elle est mise en relief par le grondement lointain d'Istanbul, rumeur automobile et nauséabonde parsemée de taksis jaunes et de kamions rouges.


Du Café Pierre Loti à l'embarcadère sur la Corne d'Or, on peut se perdre dans l'invraisemblable fouillis du cimetière d'Eyüp. Les stèles renversées, le maquis des arbrisseaux, l'étagement abrupt des tombes, tout concourt à désorienter le visiteur novice.
Je reviens à la nouvelle mosquée sur une petite barque louée pour un prix modique. On descend alors la Corne d'Or sur toute sa longueur dans un lent travelling, entre l'arsenal et le front intemporel des mosquées.
Ce défilé ininterrompu, — profils aériens des minarets, étagements équilibristes des maisons au long des collines, grouillement incessant de véhicules antédiluviens — est un plaisir simple. Il est juste altéré par les effluves fétides de la rivière. Quand on a dit pollué, peut-on dire plus encore ? Elle laisse éclater sans relâche à sa surface les milliards de bulles de gaz fétides qu'elle cultive en son lit.
Je traverse une fois encore ces quartiers ouest de la Corne d'Or et tombe en arrêt sur une chienne affalée au seuil d'une maison. Je me souviens avec précision des chats de Venise, en permanente représentation, graves et immobiles. Istanbul, c'est le territoire des chiens. Il s'en vend, des petits plein de poils, le long du marché aux épices, chez les oiseleurs et les horticulteurs. Les chiens sont partout où la foule, le commerce et la circulation laissent de la place. Chiens jaunes et pelés, jeunes fous aboyeurs et joueurs, chiennes aux flancs bas et aux mamelles difformes, clebs idiots et racoleurs, formes avachies et effondrées sur le pas d'une porte, le long d'un tas d'ordures ou dans l'ombre d'un arbuste.
Et dans la gare de "l'Orient Express", en partance pour la Grèce, j'aperçois ma silhouette dans une glace au tain délabré. Je l'ai enfin aperçu le colosse aux pieds d'argile, celui qui peut résister à tout, mais dont l'apparence, infiniment trompeuse, masque la confusion sans nom d'un esprit qui se perd.
Istanbul 27 avril 94
Une fillette de dix ans, sale, fagotée de quelques chiffons, fait systématiquement le tour des tables de la terrasse en jouant faux un air de dix notes sur un harmonica en plastique. Son morceau achevé, elle attend sans quémander ni sourire une pièce que lui tendent volontiers des clients amusés. L'automatisme de sa conduite s'est brisé aux abords de ma table. Elle allait mettre l'instrument à ses lèvres lorsqu'elle regarda le carnet sur lequel j'inscris ces notes d'une écriture serrée. Je venais d'y dessiner un chien noir d'Istanbul, sombre et menaçant. Elle s'y reprit à deux fois pour écarquiller ses yeux ternes. Une lueur farouche y brilla tout à coup. Crût elle lire un signe malveillant ? Je ne la vit bientôt plus s'éloignant assez vite.
Je n'eus pas de musique cette fois-là.

Vólos 4 mai 94