Effondrement




[...] C’est un signe des temps. Il n’y a guère, dans l’euphorie du développement, Fernand Braudel proposait une Grammaire des civilisations, étude des évolutions lentes mais imperceptibles exercées sans fin ~ par les contrai.tes des espaces, des hiérarchies sociales, des «psychés» collectives, des nécessités économiques ».
Aujourd’hui, devant l’urgence des problèmes climatiques, écologiques et de renouvellement des ressources, Jared Diamond définit une syntaxe, nerveuse, perceptible, des sociétés à partir de la relation de leurs valeurs et besoins aux possibilités du milieu. Il Ia conjugue à tous les temps : au passé, au présent comme au futur.
Car la question : « Comment des sociétés ont-elles disparu dans le passé ? « peut aussi se formuler : « Au rythme actuel de la croissance démographique, et particulièrement de l’augmentation des besoins économiques, de santé et en énergie, les sociétés contemporaines pourront-elles survivre demain? ~
La réponse se formule à partir d’un tour du monde dans l’espace et dans le temps ~ depuis les sociétés disparues du passé (les îles de Pâques, de Pitcairn et d’Henderson ; les Indiens mimbres et anasazis du sud-ouest des États-Unis; les sociétés moche et inca; les colonies vikings du Groenland) aux sociétés fragilisées d’aujourd’hui (Rwanda, Haïti et Saint-Domingue, la Chine, le Montana et l’Australie) en passant par les sociétés qui surent, à un moment donné, enrayer leur effondrement (la Nouvelle-Guinée, Tikopia et le Japon de l’ère Tokugawa).
De cette étude comparée, et sans pareille, Jared Diamond conclut qu’il n’existe aucun cas dans lequel l’effondrement d’une société ne serait attribuable qu’aux seuls dommages écologiques. Plusieurs facteurs, au nombre de cinq, entrent toujours potentiellement en jeu : des dommages environnementaux ; un changement climatique ; des voisins hostiles ; des rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux ; les réponses apportées par une société, selon ses valeurs propres, à ces problèmes.
Cette complexité des facteurs permet de croire qu’il n’y a rien d’inéluctable aujourd’hui dans la course accélérée à la dégradation globalisée de l’environnement.
Une dernière partie recense, pour le lecteur citoyen et consommateur, à partir d’exemples de mobilisations réussies, les voies par lesquelles il peut d’ores et déjà peser afin que, dans un avenir que nous écrirons tous, le monde soit durable et moins inéquitable aux pauvres et démunis.
Jared Diamond, d’abord biologiste de l’évolution et physiologiste, enseigne actuellement la géographie à l’Université de Californie, à Los Angeles. [...]

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[...]  Mon premier séjour en Islande se fit à l’occasion d’une conférence organisée par l’OTAN sur la restauration d’environnements ayant subi des dégradations écologiques.
L’Islande était un lieu particulièrement bien choisi pour accueillir une telle conférence, car c’est le pays d’Europe qui a subi les dommages écologiques les plus lourds. Depuis le début de la colonisation humaine, la majeure partie des arbres et des végétaux initialement présents a été détruite, et environ la moitié des sols des origines ont été érodés dans l’océan. Ce qui fait que de vastes zones du pays qui, à l’arrivée des Vikings, étaient verdoyantes sont aujourd’hui transformées en un désert brunâtre et sans vie, sans constructions et sans routes, où l’on ne décèle pas le moindre signe de présence humaine. Au point que la NASA, lorsqu’elle avait cherché un endroit sur terre qui ressemblerait à la surface de la Lune, pour que les astronautes qui se préparaient au premier alunissage puissent s’entraîner dans un environnement similaire à celui qu’ils allaient rencontrer, sélectionna une de ces zones.
Les quatre éléments qui constituent l’environnement de l’Islande sont le feu des volcans, la glace, l’eau et le vent.
L’Islande se trouve clans l’océan Atlantique Nord à environ neuf cent cinquante kilomètres à l’ouest de la Norvège, sur le fossé d’effondrement entre l’Europe et l’Amérique, au lieu de rencontre des plaques continentales américaine et eurasienne, où des volcans sortent périodiquement de l’océan pour créer de nouvelles formations terrestres, dont l’Islande est la plus importante. En moyenne, il peut se déclencher une éruption majeure sur l’un au moins des nombreux volcans d’Islande tous les dix ou vingt ans. Outre les volcans euxmêmes, les sources d’eau chaude et les zones géothermiques sont si nombreuses enlslande que dans la majeure partie du pays (y compris dans toute la capitale, Reykjavik) les maisons sont chauffées non pas par des combustibles fossiles mais tout simplement par la chaleur volcanique qui est récupérée.
Le second élément du paysage islandais est la glace, qui forme une calotte glaciaire ‘ sur la plus grande partie du plateau intérieur de l’Islande en raison de l’altitude élevée de celui-ci Uusqu’à deux mille cent dix-neuf mètres), juste en dessous du cercle arctique, et donc du froid qui y règne.
L’eau, résultant de précipitations pluvieuses et neigeuses, retourne à l’océan par des glaciers, des rivières qui débordent périodiquement, et à l’occasion par des débordements gigantesques et très spectaculaires qui se produisent lorsqu’un barrage naturel de lave ou de glace posé sur un lac cède brutalement, ou lorsqu’une l’éruption volcanique se produisant sous une couche de glace fait soudain fondre une grande quantité de glace. Enfin, l’Islande est également un pays très venteux. C’est l’interaction entre ces quatre éléments — volcans, froid, eau et vent — qui fait que l’Islande est à ce point prédisposée à l’érosion.
Lorsque les premiers colons vikings atteignirent l’Islande, ses volcans et ses sources chaudes leur parurent étranges, n’ayant rien de comparable avec ce qu’ils avaient vu jusqu’alors en Norvège ou dans les îles Britanniques, mais en dehors de cela le paysage leur sembla familier et engageant.
Presque tous les végétaux et les oiseaux appartenaient à des espèces européennes qu’ils connaissaient. Les basses terres étaient dans leur majeure partie recouvertes de forêts de petits bouleaux et de petits saules qu’il fut facile d’abattre pour les remplacer par des pâturages. Dans ces endroits déboisés, dans des zones naturelles de faible altltude et sans arbres comme les marais, ainsi que dans des zones plus élevées au-delà de la limite de la forêt, les colons trouvèrent les grasses prairies et les mousses idéales pour le bétail qu’ils élevaient déjà en Norvège et dans les îles Britanniques. Le sol était fertile, pouvant atteindre par endroits une profondeur de quinze mètres. En dépit de la calotte glaciaire de haute altitude et de la proximité du cercle arctique, le Gulf Stream, qui passe au large de l’Islande, conférait aux basses terres un climat suffisamment doux pour que l’on puisse, certaines années, cultiver de l’orge dans le sud du pays. Les lacs, les rivières et les alentours étaient riches en poissons et en canards et oiseaux de mer, qui n’avaient jamais été chassés et qui donc étaient peu farouches, tandis que des phoques et des morses aussi peu farouches peuplaient la côte.
Mais ces ressemblances entre l’Islande et le sud-ouest de la Norvège et la Grande-Bretagne étaient en réalité trompeuses par trois raisons essentiels. Premièrement, par sa situation plus septentrionale, à des centaines de kilomètres au nord des principales’ terres agricoles du sud-ouest de la Norvège, l’Islande possède un climat plus froid et une plus courte saison végétative,ce qui rend l’agriculture plus difficile.
Lorsque le climat commença à se refroîdir, à la fin du Moyen Age, les colons finirent par abandonnèr les cultures pour ne plus pratiquer que l’élevage. Deuxièmement, les cendres que les éruptions volcaniques faisaient périodiquement retomber sur de vastes zones empoisonnaient le fourrage destiné au bétail. À plusieurs reprises au cours de l’histoire de l’Islande, de telles éruptions plongèrent hommes et bêtes dans la famine. La plus grande catastrophe de ce type fut l’éruption du Laki, en 1783, qui fit mourir de faim environ un cinquième de la population humaine.
Les colons furent surtout trompés par les différences existant entre les sols fragiles et mal connus de L’Islande et les sols résistants et bien connus de la Norvège et de la Grande Bretagne.
Les colons n’étaient pas en mesure d’apprécier ces différences, notamment parce que certaines d’entre elles sont subtiles et posent aujourd’hui encore un problème aux scientifiques spécialistes des sols, mais aussi parce que l’une de ces différences était invisible à première vue et n’allait se révéler qu’après plusieurs années: les sols de l’Islande se forment en effet plus lentement et s’érodent beaucoup plus vite que ceux de la Norvège et de la Grande-Bretagne. Même si les sols et les épaisses forêts d’Islande étaient impressionnants visuellement, ils étaient le fruit d’une très lente accumulation depuis la fin des dernières glaciations. Les colons finirent par découvrir qu’ils ne vivaient pas des intérêts écologiques annuels de l’Islande, mais qu’ils puisaient dans un capital de sols et de végétation qui s’était accumulé sur dix mille ans, et dont les colons épuisèrent la plus grande partie en quelques décennies, voire en une seule année. Sans le vouloir, les colons. ne faisaient pas usage des sols et de la végétation durablement, comme de ressources qui peuvent se renouveler indéfiniment (comme une réserve piscicole ou une forêt bien gérée) si elles ne sont pas exploitées à un rythme supérieur à celui de leur capacité de renouvellement.
Bien au contraire, ils exploitaient les sols et la végétation comme les  mineurs exploitent le pétrole et les gisements de minéraux, qui ne se renouvellent que très lentement et sont exploités jusqu’à leur disparition totale.
Ces caractéristiques des sols islandais s’expliquent en grande partie par leur origine. En Norvège, au nord de la Grande-Bretagne et au Groenland, où ne se trouve aucun volcan d’activité récente et où les glaciations couvrirent la totalité des sols au cours des différentes périodes glaciaires, les sols denses s.ont le résultat soit de soulèvements de couches argileuses marines, soit de l’action des glaciers, qui érodèrent les roches sous-jacentes et emportèrent ces fragments de roche résultant de l’érosion, et qui se déposèrent ultérieurement sous forme de sédiments au moment de la fonte des glaciers.
En Islande, au contraire, de fréquentes éruptions volcaniques propulsent dans l’air des nuages de cendres, lesquelles contiennent ,de légères particules que les vents forts propagent sur la plus grande partie du pays, créant une couche de cendres (le tephra) qui peut être aussi légère que du talc. Sur cette couche fertile de cendres, des végétaux finissent par pousser, couvrant la cendre et la protégeant de l’érosion. Mais lorsque cette végétation disparaît (broutée par des moutons ou brûlée par des agriculteurs), la cendre est à nouveau exposée, ce qui la rend sensible à l’érosion.
Suffisamment légère, la cendre peut être apportée par le vent, comme emportée par celui-ci. À cette érosion éolienne, de fortes pluies s’ajoutent : elles emportent également la cendre par ruissellement, en particulier sur. les pentes abruptes.
La fragilité des sols islandais s’explique aussi par la fragilité de la végétation du pays. La croissance de végétaux tend à protéger les sols de l’érosion, en les recouvrant et en venant y ajouter des matières organiques qui les cimentent et augmentent leur densité. Mais, en Islande, la végétation croît lentement, en raison de la situation septentrionale du pays, de son climat froid et de sa courte saison végétative. La combinaison de sols fragiles et d’une lente croissance végétale crée en Islande un cycle favorable à l’érosion: une fois que le couvert végétal protecteur a disparu, brouté par les moutons ou détruit par les agriculteurs, et une fois que l’érosion des sols a commencé, les végétaux ont du mal à se réimplanter pour venir à nouveau protéger les sols, si bien que l’érosion a tendance à se propager.
La colonisation de l’Islande commença véritablement vers l’an 870 et elle était pratiquement achevée aux environs de 930, lorsque la presque totalité des terres arables fut colonisée ou revendiquée. La plupart des colons vinrent directement de l’ouest de la Norvège, les autres étaient des Vikings qui avaient émigré dans les îles Britanniques et avaient épousé des femmes celtes. Ces colons tentèrent de recréer une économie d’élevage identique à celle qu’ils avaient connue en Norvège et dans les îles Britanniques, basée sur les cinq mêmes espèces animales de basse-cour, parmi lesquelles les moutons prirent rapidement l’ascendant. À partir du lait de brebis ils fabriquaient du beurre, du fromage et une spécialité islandaise appelée skyr, un yaourt à la consistance épaisse. Pour compléter leur régime alimentaire, les Islandais chassaient le gibier et pratiquaient la pêche, ainsi qu’ont pu le démontrer, après de longues et patientes recherches, des zooarchéologues qui parvinrent à identifier 47 000 os dans des déchets de cuisine. Les colonies de reproduction de morses furent rapidement exterminées et la population des oiseaux de mer qui venaient sur les côtes pour se reproduire diminua, ce qui amena les chasseurs à se tourner vers les phoques. En fin de compte, ce fut le poisson qui devint la principale source de protéines animales, pêché aussi bien dans les lacs et les rivières (riches en truites, saumons et’ ombles) que sur la côte (riche en morues et harengs). La morue et le hareng permirent aux Islandais de survivre aux siècles difficiles du petit âge de glace et ils demeurent aujourd’hui les moteurs de l’économie islandaise.
Au début de la colonisation de l’Islande, un quart du pays était couvert de forêts. Les colons déboisèrent pour faire place à des pâturages, et utilisèrent le bois lui-même comme bois de chauffe et de construction et pour en faire du charbon de bois. Environ 80 % de ces forêts originelles disparurent au cours des premières décennies, et actuellement on constate que 96 % des forêts ont été déboisées, en sorte que 1 % de terres islandaises seulement sont aujourd’hui boisées.
De gros morceaux de bois brûlé retrouvés sur les sites archéologiques les plus anciens montrent que - même si cela paraît incroyable aujourd’hui - la plus grande partie des arbres qui furent abattus furent gâchés ou tout simplement brûlés, jusqu’à ce que les Islandais comprennent qu’ils allaient manquer de bois dans un avenir imprécis. Une fois que les arbres originels eurent disparu, la présence de moutons qui broutaient et, dans les premiers temps, de porcs qui fouillaient le sol empêcha les jeunes plants de se régénérer.
Aujourd’hui, lorsqu’on voyage en Islande, on est surpris de constater que les quelques bouquets d’arbres qui ont survécu sont essentiellement ceux qui sont clôturés par des barrières qui les protègent des moutons.
Les hautes terres d’Islande situées au-dessus de la limite de la forêt, sur lesquelles des prairies naturelles reposaient sur des sols fertiles et peu profonds, présentèrent un intérêt tout particulier pour les colons, qui n’eurent même pas à les déboiser pour y créer des pâturages. Mais les hautes terres étaient plus fragiles que les basses terres; car elles étaient exposées à un climat plus froid et plus sec qui ralentissait la repousse des végétaux, et parce qu’ elles n’étaient pas protégées par un couvert végétal. Une fois le tapis herbeux naturel disparu ou brouté par les moutons, le sol, qui au départ était constitué de cendres apportées par le vent, était désormais soumis à l’érosion par le vent. De plus, l’eau qui ruisselait sur les versants des collines, soit suite à des pluies soit sous forme de neige fondue, pouvait commencer à raviner ce sol à présent dénudé. Lorsqu’un ravinement se fut développé et que le niveau de la nappe phréatique tomba sous le niveau de ce ravinement, le sol sécha, ce qui le rendit plus sensible encore à l’érosion par le vent. Peu de temps après la colonisation, les sols islandais commencèrent à être emportés des hautes terres vers les basses terres, puis vers la mer. Sur les hautes terres, les sols aussi bien que la végétation disparurent, les anciennes prairies de l’intérieur du pays se transformèrent en ce désert qui résulta de l’action de l’homme (ou des moutons) que nous voyons encore de nos jours, puis on vit apparaître de vastes zones érodées dans les basses terres également.
Au départ les colons vikings n’eurent aucune conscience de la destruction du milieu et des dommages qu’ils perpétraient: ils se trouvèrent face à un problème de gestion des terres complexe et inconnu. En dehors de ses volcans et de ses sources chaudes, l’Islande ressemblait beaucoup à certaines régions de Norvège et de Grande-Bretagne dont les colons étaient partis. Les colons ne pouvaient absolument pas savoir que les sols et les végétaux islandais étaient beaucoup plus fragiles que ceux qu’ils connaissaient. Il leur sembla naturel d’occuper les hautes terres et d’y faire paître un nombre important de moutons, tout comme ils l’avaient fait dans les hautes terres écossaises : comment auraient-ils pu savoir que les hautes terres d’Islande ne pourraient pas faire vivre indéfiniment leur moutons, et que même les basses terres finiraient par être surpeuplées? Si l’Islande fut le pays d’Europe dont l’écologie fut le plus gravement endommagée, ce n’est pas parce que les immigrants norvégiens et britanniques oublièrent brutalement toute prudence lorsqu’ils accostèrent en Islande, mais parce qu’ils se retrouvèrent dans un environnement apparemment luxuriant et cependant fragile auquel leur expérience norvégienne et britannique ne les avait pas préparés.
Lorsque les colons prirent enfin connaissance de ce qui se passait, ils commencèrent à réagir. Ils cessèrent de gâcher de grosses pièces de bois et d’élever des porcs et des chèvres qui nuisaient à l’environnement, et abandonnèrent la majeure partie des hautes terres. Des fermes voisines s’associèrent pour prendre des décisions communes lorsque surgissaient des problèmes graves d’érosion. Ils décidèrent par exemple qu’à la fin du printemps, la repousse de la prairie autorisait les bergers à faire transhumer leurs moutons sur les pacages communs de haute altitude pour l’été, et qu’il fallait les faire redescendre dans la vallée à l’automne. Les fermiers tentèrent de se mettre d’accord sur un nombre de moutons maximal que chaque pacage commun pouvait supporter, et sur la manière dont ce nombre devait être divisé pour que chaque fermier individuel puisse atteindre son quota de moutons.
Ces décisions sont raisonnables et flexibles, mais elles sont également conservatrices. Même mes amis islandais trouvent leur société conservatrice et rigide. Le gouvernement danois qui dirigea l’Islande après 1397 se heurta régulièrement à cette attitude chaque fois qu’il tenta d’améliorer le sort des Islandais en suggérant notamment aux habitants de faire pousser du blé, d’arnéliorer.Jes filets de pêche, de pêcher sur des bateaux couverts plutôt que sur des bateaux ouverts, de saler le poisson destiné à l’exportation, plutôt que de se contenter de le sécher, de créer une industrie de fabrication de corde,de créer des tanneries industrielles, d’exploiter le soufre pour l’exporter. Lorsqu’ils firent ces propositions et d’autres encore, qui impliquaient un changement, les Danois (de même que les Islandais progressistes) se heurtèrent systématiquement à l’opposition des Islandais, qui se refusaient même à prendre en cOmpte les bénéfices qu’ils auraient pu en ·tirer.
Les Islandais expliquent cette vision conservatrice par la fragilité de l’environnement: conditionnés par leur longue histoire, ils finirent par conclure que, quels que soient les changements qu’ils tenteraient d’introduire, ceux-ci allaient bien plus probablement conduire à une aggravation de la situation plutôt qu’à une amélioration. Au cours des premières années de l’histoire de l’Islande, les colons parvirent à établir une économie et un système social qui fonctionnaient plus ou moins .. Certes, dans ce système, la plupart des gens étaient pauvres, et de temps en temps une partie de la population mourait de faim, mais au moins la société survivait.
Lorsque les Islandais tentèrent d’autres expériences au cours de leur histoire, celles-ci eurent souvent un dénouement catastrophique. Les traces de ces catastrophes restèrent visibles partout autour d’eux, sous la forme de paysages lunaires dans les hautes terres, d’anciennes fermes abandonnées, et de zones érodées sur les terres des fermes qui avaient survécu. De toutes ces expérience, les Islandais concluent que leur façon de procéder garantit au moins leur survie.
L’histoire politique de l’Islande en.tre 870 et aujourd’hui se résume rapidement. Pendant plusieurs siècles, l’Islande fut un pays autonome, jusqu’à ce que des guerres entre les chefs appartenant aux cinq plus grandes familles deviennent sanglantes et conduisent à la destruction de nombreuses fermes dans la première moitié du XIIIe siècle. En 1262, les Islandais demandèrent au roi de Norvège de gouverner le pays, en pensant qu’un toi éloigné serait moins dangereux, leur accorderait plus de liberté, et ne pourrait jamais plonger le pays dans un désordre comparable à celui qu’avaient fait régner leur propres chefs sur leur propre territoire. Des mariages entre des maisons royales scandinaves aboutirent en l’an 1397 à la réunification des trônes du Danemark, de Suède et de Norvège sous l’autorité d’un seul roi, dont l’intérêt se porta surtout sur le Danemark, car c’était la province la plus riche, et qui délaissa la Norvège et l’Islande, plus pauvres. En 1874, l’Islande obtint le droit de se diriger elle-même. En 1904, elle obtint son autonomie et, en 1944, sa complète indépendance vis-à-vis du Danemark.
Démarrant à la fin du Moyen Âge, l’économie de l’Islande fut stimulée par la montée du commerce de la morue séchée, qui était pêchée dans les eaux islandaises et exportée vers les villes en pleine croissance du continent européen, pour nourrir les populations urbaines. Comme l’Islande elle-même ne disposait pas de grands arbres à partir desquels elle aurait pu fabriquer des navires, ces poissons étaient pêchés et exportés sur des navires appartenant à divers étrangers, notamment des Norvégiens, des Anglais et des Allemands, auxquels vinrent se joindre des Français et des Hollandais. Au début du xxe siècle, l’Islande eut enfin sa propre flotte maritime, et vécut une explosion de la pêche industrielle. VerS 1950, les produits de la mer représentaient plus de’ 90 % des exportations totales de l’Islande, ce qui réduisait à bien peu de chose la part du secteur agricole autrefois dominant. Dès 1923, la population urbaine de l’Islande l’emporta· en: nombre sur la population rurale. L’Islande est aujourd’hui le pays scandinave le plus urbanisé, la moitié de sa population vivant dans la seule capitale de Reykjavik. La population rurale continue d’affluer vers les villes; car les agriculteurs islandais abandonnent leurs fermes ou les convertissent en maisons de vacances et s’en vont en ville chercher du travail, et s’intégrer à la culture mondiale.
Aujourd’hui, grâce à sa richesse piscicole, à son énergie géothermique et à l’énergie électrique qu’il produit à partir de toutes ses rivières, et du fait qu’il n’a plus à rassembler à grand-peine le bois nécessaire à la fabrication des bateaux (qui à l’heure actuelle sont faits de métal), ce pays qui fut le plus pauvre d’Europe est devenu l’un des pays les plus riches du monde en termes de revenu par habitant. C’est une belle histoire de réussite, qui vient faire contrepoids aux histoires d’effondrement de sociétés narrées aux chapitres 2 à 5. Le romancier islandais Halld6r Laxness, Prix Nobel de littérature en 1955, fait dire à l’héroïne de son roman Salka Valka qu’« en fin de compte, dans la vie, quand on a fait le tour de tout, on en revient toujours au poisson salé » . Mais l’exploitation du poisson pose elle aussi de difficiles problèmes de gestion~
Les Islandais font tout leur possible pour réparer les dommages cau,sés dans le passé à leurs forêts et à leurs sols et pour empêcher que des dommages similaires ne soient causés à leurs réserves de pêche.
L’évolution des colonies scandinaves de l’Atlantique Nord dépendit notamment, ai-je rappelé, de, quatre facteurs distinctifs : la distance maritime qui les séparait de l’Europe, la résistance qui leur fut opposée par les indigènes, le potentiel agricole et la fragilité de l’environnement. Dans le cas de l’Islande, deux de ces facteurs furent favorables au développement, et les deux autres posèrent des difficultés. Les colons vikings découvrirent avec satisfaction que l’île était inhabitée, à quelques exceptions près, et que la distance qui la séparait de l’Europe (bien inférieure à celle qui séparait le Groenland ou le Vinland de l’Europe, même si elle était supérieure à celle qui séparait les Orcades, les îles Shetland et les îles Féroé de l’Europe) était suffisamment réduite pour autoriser le transport de marchandises en gros volumes, y compris à bord qe navires médiévaux. Contrairement aux colons du Groenland, les Islandais continuèrent d’effectuer chaque année des traversées entre leur pays et la Norvège et/ou les îles Britanniques; ils pouvaient également importer des marchandises de première nécessité en grandes quantités (en particulier du bois d’oeuvre, du fer, et finalement des poteries) et pouvaient exporter leurs propres marchandises en gros.
L’exportation de morue séchée, notamment, parvint à sauver l’économie de l’Islande après 1300, mais elle ne pouvait être pratiquée par la colonie du Groenland plus éloignée et dont les voies maritimes étaient souvent coupées par les glaces.
Parmi les facteurs négatifs, la situation septentrionale de l’Islande la plaçait derrière le Groenland au rang des pays ne disposant pas des moyens de produire leurs propres ressources alimentaires. La culture de l’orge, qui fut difficile même dans les premières années de la colonisation où les températures étaient douces, fut abandonnée lorsque le climat se refroidit, à la fin du Moyen Âge. Les fermes les plus pauvres, dans les années les plus difficiles, n’étaient même pas assurées de pouvoir élever des moutons. et des vaches.
Cependant, la plupart des années, l’élevage des moutons était suffisamment productif en Islande pour que l’exportation de la laine domine l’économie pendaIitplusieurs siècles après la colonisation. Le problème le plus grave pour l’Islande était celui de la fragilité de son environnement: ses sols étaient de loin les plus fragiles parmi les colonies scandinaves, sa végétation était presque aussi fragile que celle du Groenland.
Le lecteur a désormais l’habitude de nous voir conclure les études de cas par le recours à notre grille d’analyse à cinq facteurs : les dégradations infligées par une société à son propre environnement, les changements climatiques, les conflits avec d’autres sociétés, les relations commerciales amicales avec d’autres sociétés et les attitudes culturelles.
Seuls les conflits avec des peuples étrangers furent d’une moindre importance dans l’histoire de l’Islande, sauf dans les périodes d’attaques et de pillage. L’Islande illustre parfaitement l’interaction existant entre les quatre autres facteurs. Les Islandais héritèrent malheureusement d’un ensemble de problèmes écologiques importants, qui furent exacerbés par le refroidissement du climat au cours du petit âge de glace.
Le commerce avec l’Europe permit d’assurer la survie des Islandais en dépit de ces problèmes écologiques. L’attitude que les Islandais adoptèrent face à leur environnement fut dictée par leurs antécédents culturels. Certains des moyens qu’ils mirent en oeuvre pour assurer leur survie furent importés de Norvège : leur économie pastorale, notamment, la très grande importance qu’ils accordèrent à l’élevage porcin et bovin et les pratiques écologiques qu’ils adoptèrent au départ, qui convenaient aux sols norvégiens et britanniques, mais qu’il était impossible de conserver en Islande. En Islande, ils élaborèrent d’autres pratiques: ils apprirent à se passer des porcs et des chèvres et à réduire leur élevage bovin, ils apprirent comment mieux traiter l’environnement fragile et adoptèrent une position conservatrice.
Aujourd’hui, le gouvernement islandais accorde une grande importance à ce passé écologique fait d’érosion des sols et de surpâturage par les moutons, calamités qui jouèrent un si grand rôle dans le long appauvrissement du pays. Un service gouvernemental s’est vu attribuer la tâche de tenter de retenir les sols, d’assurer le reboisement, de recréer le couvert végétal dans l’intérieur du pays et de réguler l’élevage ovin.
Sur les hautes terres islandaises, j’ai pu voir des prairies qui avaient été plantées par ce service au beau milieu de paysages lunaires afin de rétablir le couvert végétal et de stopper l’expansion de l’érosion. Ces efforts accomplis pour faire repousser la végétation, ces vertes prairies dans un paysage brunâtre, me sont sou:vent apparus comme la visualisation pathétique d’un affrontement avec une montagne. Mais les Islandais sont sur la voie du progrès.
Presque partout ailleurs dans le monde, mes amis archéologues se battent pour convaincre les gouvernements que leur action a véritablement une valeur pratique. Ils tentent de faire comprendre à des bailleurs de fonds que l’étude de l’histoire d’anciennes sociétés pourrait nous aider à comprendre ce qui pourrait arriver à des sociétés qui aujourd’hui occupent les mêmes territoires. Ils avancent notamment l’argument que les dommages écologiques qui ont été causés dans Je passé pourra,ient resurgir dans le présent, et qu’il serait donc bon de se servir de ce que nous savons du passé pour éviter ‘de répéter les mêmes erreurs.
La plupart des gouvernements restent sourds au plaidoyer des archéologues. Ce n’est pas le cas en Islande, où le passé — les effets de l’érosion qui commencèrent à se manifester il y a mille cent trente ans — s’impose partout avec tant de force. De nombreuses études portant sur les colonies médiévales islandaises et sur les différents types d’érosion sont en cours.
La brève existence de la colonie viking la plus éloignée de l’Atlantique Nord, le Vinland, constitue. en elle-même une histoire fascinante. Considérée comme la première tentative européenne de colonisation des Amériques, près de cinq cents ans avant Christophe Colomb, elle a fait l’objet de spéculations romantiques et de nombreux ouvrages. Pour le présent ouvrage et ce qu’il entend montrer, les leçons les plus importantes, de l’histoire du Vinland sont celles que l’on peut tirer des causes de son échec.
La côte du nord-est de l’Amérique du Nord qui fut atteinte par les Vikings est située à des milliers de kilomètres de la Norvège, de l’autre côté de l’océan Atlantique, elle était donc totalement inaccessible à des navires vikings qui auraient tenté de traverser par voie directe. Les bateaux vikings qui faisaient voile vers l’Amérique du Nord partaient donc de la colonie établie le plus à l’ouest, celle du Groenland. Mais le Groenland lui-même était encore très loin de l’Amérique du Nord, si l’on considère les moyens de navigation des Vikings.
Le camp de base des Vikings à Terre-Neuve se trouvait à plus de mille cinq cents kilomètres des colonies du Groenland par voie directe, mais la traversée s’étendait à plus de trois mille kilomètres et prenait six semaines par la route qui longeait la côte et que les Vikings empruntaient par sécurité, étant donné le caractère rudimentaire de leurs moyens de navigation.
Effectuer l’aller-retour entre le Groenland et le Vinland pendant l’été, qui était la saison navigable, ne laissait pas beaucoup de temps pour explorer le Vinland avant de se remettre en route. Les Vikings établirent donc un camp de base sur Terre-Neuve pour y passer l’hiver, afin de pouvoir consacrer la totalité de l’été suivant aux explorations.
Les explorations du Vinland dont l’histoire a conservé la trace furent organisées au départ du Groenland par deux fils, une fille et une belle-fille du même Erik le Rouge qui avait fondé la colonie du Groenland en 984. Leur objectif était de prospecter le territoire, afin d’identifier ce qu’il avait à offrir et d’évaluer son potentiel par la colonisation. D’après’ les sagas, ces premiers explorateurs emportèrent du bétail à bord de leurs navires, de manière à pouvoir éventuellement établir une colonie permanente dans le pays si celui-ci leur paraissait favorable à leur installation. Par la suite, après que les Vikings eurent abandonné cette idée de colonisation, ils continuèrent d’explorer la côte nord-américaine pendant plus de trois cents ans dans le but de trouver du bois de construction (dont les réserves étaient toujours minces au Groenland) et peut-être d’extraire du fer sur des sites où l’abondance du bois rendait possible la fabrication de charbon de bois (qui lui aussi était rare au Groenland) pour la fabrication d’outils.
Nous disposons de deux sources d’information concernant ces tentatives de ,colonisation de l’Amérique du Nord par les Vikings : les comptes-rendus écrits et les fouilles archéologiques.
Les comptes-rendus écrits se présentent essentiellement sous la forme de deux sagas qui décrivent les premiers voyages de découverte et d’exploration du Vinland, et qui furent transmises oralement pendant plusieurs siècles avant d’être mises par écrit en Islande au cours du XIIIe siècle. En l’absence d’urrè confirmation qui aurait été apportée par des preuves indépendantes, les historiens tendaient à considérer les sagas comme de simples fictions et doutaient que les Vikings aient jamais atteint le Nouveau Monde, jusqu’à ce que soit mis fin au débat par la découverte que des archéologues firent du camp de base viking de Terre-Neuve en 1961. Les sagas qui relatent la découverte du Vinland sont aujourd’hui reconnues comme étant les plus anciennes descriptions de l’Amérique du Nord, même si les spécialistes débattent encore de certains points précis de leur contenu.
Elles sont regroupées en deux manuscrits séparés, intitulés La saga du Groenland et La saga d’Erik le Rouge, qui globalement relatent la même histoire mais diffèrent souvent dans les détails. ‘ Elles décrivent cinq voyages distincts effectués entre le Groenland· et le Vinland» dans le court intervalle d’une seule décennie, chaque voyage ne faisant intervenir qu’un seul navire, à l’exception du dernier qui consista en deux ou trois bateaux.. [...]