Lettres d'Égypte

le 25 décembre 1995

Mon amour,

Lorsque nous reviendrons tous ensemble au Caire, après que j'aie fait fortune du côté de Cipango, vous regarderez, interdites, notre fille et toi, se superposer l'Antiquité et le Moyen-Âge, le siècle des lumières à la sauce orientale, la misère la plus grande et les sourires les plus larges, le plus fort taux de taxis au mètre-carré et le plus faible de mépris par habitant.

À quatre heures du matin, les "limousines", taxis d'état, ne franchissent pas le périmêtre de l'embarcadère sans que nous ayons signé le registre officiel. Le temple hindou, ancienne demeure d'un riche éxilé, ne sera pas réhabilité sans le versement préalable d'un dessous de table de cinquante mille brouzoufs à la Banque Islamique de Progrès.
Notre nouveau capitaine est heureux, après avoir vécu chez un peintre Caœrote, d'accueillir en la personne de monsieur Henri, un poète qui pête. Il est recommandé de faire viser son visa à la komandantur locale, vaste batisse "kafkaënne" et de signer le registre officiel, pièce essentielle pour le maintien de la pile de ses prédécesseurs des vingt dernières années condamnés au suaire implacable de la poussière.
Le taxi tombe en panne d'essence ; le chauffeur descend, ouvre le coffre, s'empare d'un bidon de trois litres ; il ouvre le réservoir, son bidon, pose le bouchon sur le coffre, pose sa cigarette sur le bouchon, verse l'essence ; la cigarette tombe et roule au ralenti vers l'orifice du réservoir et s'arrête in extremis sur une goutte de pluie tombée du ciel.
Dans le soir, sur la toile de fond d'un croissant de lune à l'horizontal, on entend les coups de feu tirés en l'air par les participants mâles du mariage du quartier. À chaque angle de bâtiment administratif, à chaque porte d'entreprise, de portion de caserne, des gardes armés, nuit et jour. Ils tuent le temps en tuant le temps et en faisant signer des registres officiels. Les conduites éventrées déversent dans de nombreuses ruelles une eau épaisse et sale. Dans les cafés bondés exclusivement d'hommes et de fumeurs de chichas, la télé est allumée sur le match de foot du jour et l'équipe de Zamalek met la pâtée à son adversaire.
Les fils et filles, petits-fils et petites-filles, arrière-petits fils et filles des bédouins nomades campent désormais dans des petites pièces de briques rouges toutes identiques et dégradées, non loin des Pyramides ancestrales. Le concierge vit dans une pièce de deux mêtres sur trois, nuit et jour. Les marchands de tissu du souk pour gogos vendent des écharpes dix fois plus chères que les marchands du souk pour non-gogos, de l'autre côté de la rue. Les anciennes bâtisses en bois antérieures à l'occupation turque tombent en bottes mais elles sont numérotées et immatriculées sur des registres officiels. La cité des morts est un havre de paix au centre de la fureur automobile, large flot klaxonneur canalisé par les tobbogans du centre-ville. Des prisonniers en transit regardent par la toute petite lucarne aux gros barreaux de leur camion-cellule la nonchalance active des égyptiens de la rue. Sur les tas d'ordures laissés au coin des rues depuis des lustres, des chats faméliques niquent.
Aucun bateau sur le Nil.

À bientôt,

Je t'aime

le 28 décembre 1995

Mon amour,

Tu te souviens de nos anciennes recherches des paradis artificiels. À l'orée de cette lettre, j'en ris encore aux larmes.
Au débouché du Canal, entre Afrique et Orient, les bateaux sont amarrés au ponton de la marina de Suez. Nous sommes confortablement installés dans la carré, légèrement hagards, dans cette hébétude qui précède le repas de fin de journée. Nous parlons peu et par bribes, en cherchant nos mots, sans finir nos phrases. Nous les entrecoupons de longs silences.
Par les hublots ouverts sur la fraîcheur du soir, pour une part notre esprit tente de recomposer la forme des convois qui transitent de la Méditerranée vers l'Océan Indien. Navire marchand russe à bout de souffle ? Pétrolier gris d'Abou Dhabi ? Méthanier australien ultra-clean ? Porte-containers cantonnais submergé par sa charge ? Plate-forme pétrolière iranienne en route pour la casse ? Navire usine japonais ?
Leurs ombres se chevauchent et nos cerveaux, au ralenti, préparent l'effacement.
Le ponton. Au bout du ponton, un grillage. Un jardin. Quelques pelouses élimées. Quelques arbres. Une avancée au-dessus de l'eau, une avancée couverte. Quelques tables. Vers la rue, des bâtiments, une enceinte. Quelques gardes, factotums désœuvrés. Personne. Si quelquefois, une ombre qui passe. Derrière, une rue et plus loin, en surplomb, le Red Sea Hôtel, boite de carton ajourée, comme éclairée de l'intérieur par une bougie.
Il est tard maintenant. Dans le noir devenu pesant, au travers de nos paupières closes, soudain, la chaleur colorée des guirlandes d'ampoules bleues, vertes, rouges et blanches nous ramène au monde. Et quel monde ! Des fenêtres du Red Sea Hôtel, une intense lumière électrisante éclabousse maintenant la pénombre de la marina.
Une musique au rythme lancinant sourde puis, assourdissante, couvre tout autre son. Une foule insoupçonnée déferle sur l'esplanade. Et du grand escalier central descend magistralement celui que tous ces mouvements annonçaient, the New Prince of the Red Sea.
Surprise et stupéfaction.
C'est monsieur Henri, Hemingway réincarné, émigré des fétides marais couéronnais vers ces latitudes claires et sêches. Mirage ?
Il a conquis son monde, égyptiens du Sud crédules et admiratifs, musulmans bigots en quête d'un nouveau Mahomet, adolescentes nubiennes fans de Mickaël Jackson, mères de familles voilées et insatisfaites, marmots salingues et orphelins. L'assemblée entière se presse autour de lui sans hystérie et fête sa présence par des youyous joyeux.
Nous ne pourrons plus l'approcher. Nous ne l'oserons même pas. Il semble si loin de nous désormais. Il échappe à notre amical contrôle. Il se dilue dans la chaleur oubliée d'un monde sucré et hospitalier.
Nous ne le verrons plus.
Amour, ici tout est plus fort et plus clair. Les visions succèdent aux illusions et la cadence de nos cerveaux occidentaux se ralenti considérablement jusqu'à ne plus construire que des pensées limpides mais fugitives.
Je vais tenter d'en conserver certaines pour mon retour auprès de toi.

À bientôt,

Je t'aime

le 29 décembre 1995

Mon amour,

Cette nuit-là, le temps était extrêmement doux et j'avais pris mon quart vers une heure du matin. La mer d'huile, la voûte étoilée, l'ombre des côtes africaines, tout a concouru à ce que je me précipite dans le carré et fébrilement inscrive dans le noir le titre du poème qui suit.

À bientôt

Je t'aime

Mille étoiles et tu meurs
Mille étoiles éclatées chassent la pénombre
Chaque étrave docile coupe la lame et l'ombre
Et loin de tout, de tous j'attends, déterminé
Les appels, la plainte désespérée du monde.

Je fais un rêve de gloire éternelle et puis
— Qu'y puis-je ? je clame à toutes mes faces
À la tête enchantée du passé qui s'enfuie
L'impuissance et l'ennuie du guerrier qui se lasse.

On crie partout, trop fort, et sans plus paraître
Je côtoie à nouveau l'indiscible gouffre.
Je me présente seul, désormais je souffre
Et sans forces j'empêche l'amour de naître.

J'ai perdu mon enfant de vue, et c'est lui
Tendant le cou, ardent, qui recherche l'heure
Celle des baisers qui redonnent à la nuit
Ses ors, ses éclats magiques, l'espoir et tu meurs.
le 1er janvier 1996

Mon amour,
Si tu ouvre un atlas à la page consacrée à l'Est de l'Afrique, à la Mer Rouge et au Moyen-Orient, tu découvriras une faille bleue entre deux surfaces ôcres.
À l'Ouest coule le Nil, mince filet ondulant dans le désert africain, à l'Est s'étendent les déserts arabiques sillonnés en son temps par Lawrence, au Nord-Est, le triangle vert du delta du Nil se détache nettement et de l'autre côté du canal de Suez, vers l'Est, se découpe un autre triangle plus grand, celui du Sinaœ, dont la pointre supérieure Est rejoint Israël et la Palestine. La Mer Rouge s'étend sur 1200 milles de long entre l'Égypte au Nord et la Somalie au Sud et sur 90 milles de large en longeant le Soudan, l'Érythrée, l'Éthiopie, Djibouti à l'Ouest et l'Arabie-Saoudite et le Yémen à l'Est. La Mer Rouge est parsemée d'îlots et de massifs de coraux notemment à la Pointe Sud du Sinaœ et au large de l'Érythrée.
Les bateaux avaient navigué sans encombre de la Crête à Port-Saœd, puis traversé le Canal de Suez pour s'amarrer une quinzaine dans le port de Suez. C'est là qu'avec monsieur Henri nous les avons rejoint.
Notre nouveau capitaine, vaillant pionnier des équipées trans-océaniques, décida d'appareiller peu après l'aube. Dans un premier temps rémorqués par le second bateau, sur une mer d'huile et sans vent, la quiétude régnait. la nuit tomba comme un hachoir vers les cinq heures de l'après-midi. Dans le même temps, une brise Nord-Ouest soutenue se leva. Notre bateau reprit son indépendance et, à l'allure honorable de huit nœuds, distançant facilement notre ancien remorqueur, nous embarqua résoluement vers la sortie du Golfe de Suez. Nous nous dirigions, détendus et insouciants, vers l'Abyssinie.
Mais notre capitaine émergea soudain de sa cabine, ébouriffé et pâle, ordonnant à la femme de quart de longer au plus près les côtes. Chaque matelot se passa la nouvelle et l'onde palpable de l'inquiétude se propagea de la proue à la poupe.
Notre capitaine avait-il, subitement pris de mélancolie à l'idée d'un nouveau long périple de plusieurs mois, voulu noyer sa solitude dans la Stella égyptienne bon marché ? Avait-il remplacé, au tout dernier moment, voulant fuir la lourde responsabilité de la bonne marche du navire, le tofa de sa chicha par une boulette de hashich libanais complaisemment vendu dans les faubourgs de Suez par des escrocs de petite volée ? Avait-il englouti dans sa quasi-totalité, craignant par dessus tout le rationnement et le manque de vivre auquel il faudrait être inévitablement confronté en Mer de Chine, le stock de dattes sur la pourriture desquelles le bosco avait fermé les yeux moyennant un bon bakschish, en vertu de la bonne vieille recette des fausses facturesde la part d'un vendeur acculé à la fraude par un système le précipîtant dans la misère.
Dans la nuit d'encre du Sinaœ faiblement éclairée par les lointaines torchères saoudiennes, le premier écueil coralien de la mer Rouge nous stoppa net, ridicule papier de verre sur notre coque d'acier trempé, mais redoutable coup d'arrêt dans notre téméraire conquête.
La houle menaçait de nous drosser définitivement à la côte et notre embarcation gîtait dangeureusement en crissant sur le haut-fond. Notre capitaine, îvre de fureur et de désolation, hurlait en se mortifiant avec une manette de winch et nous dûmes le maîtriser et le sequestrer dans le tonneau de hareng-saur au piment.
Au mépris de tous les risques, au mépris des douloureuses piqures d'oursins vénéneux, qui vous laissent dans l'agonie épileptique la plus atroce quarante jours durant avant de succomber à une géléification du sang aussi brutale qu'imprévisible, au mépris des "tchacs-tchacs", poissons-reptiles rescapés du quaternaires, si rapides et intelligents arpenteurs de flots qu'il n'a jamais été péché, grand carnivore, l'ensemble de l'équipage se jeta à l'eau. Elle atteignait notre ceinture. De longues semaines de mer avaient forgé nos muscles dans l'airain et notre volonté était au pinacle face au défi. Nous fîmes pivoter le navire, il s'extraya en grondant du banc, reprit le fil de sa jauge et nous pûmes sans plus de difficultés reprendre le large.
Tu le comprend, nous avons failli périr. Notre capitaine, après une escale réparatrice dans le mouillage paisible de l'île Shaker a retrouvé sa stabilité légendaire et nous poursuivons notre route vers les soleils yéménites.

À bientôt,

Je t'aime

le 1er janvier 1996

Mon amour,
Monsieur Henri m'a soufflé le sujet de cette lettre quand, embrassant d'un large geste le rivage où nous accostions, il déclara, emphatique : "L'île mystérieuse".
À nos yeux longue d'une dizaine de kilomètres, elle débute sur notre gauche en une douce plage et lui succèdent des escarpements dorés et érodés. Une chaîne de montagnes sombre aux à-pics noirs sépare ensuite l'île de son extrémité droite, plus haute, dans le fil d'un plateau venant de l'intérieur. L'ensemble est dénudé, sans aucune végétation ; elle n'a pas prise sous ce climat et sur ces roches sédimentaires arides.
Le capitaine embarque avec lui sur l'annexe trois gaillardes bien bâties et deux belles caisses vides en bois de pin peintes imitation chêne.
Nous apprîmes deux mois plus tard, par une indiscrétion extorquée à l'une des gaillardes dans un bar de Djibouti, que ces caisses avaient été remplies de centaines de coquillages de toutes sortes et de toutes formes et de milliers de morceaux de coraux blancs et rouges et qu'elles avaient été débarquées de nuit, à l'insu de tous à Hurghada, puis chargées dans un avion à destination de la France. Par divers recoupements, nous apprîmes également que ces coquillages et coraux servirent, pilés et broyés, à agrémenter le pourtour des parterres de fleur du pavillon de banlieue qu'entretenait amoureusement la femme du capitaine, tout au long des mois d'hiver où celui-ci cabotait en Mer Rouge.
Toujours est-il qu'au soir de cette récolte secrète, notre attention est attirée par le halo démesuré de la lune mi-pleine. Jamais, ô grand jamais, aucun marin n'a entendu parler d'un tel cercle astral. Mais un crissement strident se fait entendre tout à coup, qui s'amplifie, nous cloue au pont, puis nous attire, clones chétifs du grand Ulysse. Certains d'entre nous se précipitent à l'eau, tentant de rejoindre, aliénés, l'oppressant appel.
Par quel sortilège fus-je le seul à ne pas succomber à cet envoûtement ?
J'avise un rouleau de garcette, attache au mât, à la filière, à la barre ceux qui sont encore sur le pont, capitaine compris, pantin flasque vidé de son énergie, plonge et ramène à bord ceux qui croient aux sirènes. Alors, éberlué, j'assiste à la lente procession de dizaines de milliers de Bernard l'ermite qui migrent vers le sud, grouillante masse électrique qui crochette fébrilement les premiers escarpements de la montagne.
Je lève l'ancre, hisse la grand-voile et tente, au près, de quitter cette anse désormais hostile quand des grondements d'une puissance stupéfiante couvrent tout autre son. Des éclairs de feu jaillissent des hélicoptères de l'armée égyptienne. Le sol de l'île s'embrase et frémit sous le choc sourd des bombes mortelles.
Notre bateau se fond dans la nuit tandis que mes compagnons reprennent leurs esprits. Ils s'éveillent alors au spectacle d'une île désormais volcanique d'où fusent des gerbes de métal et d'ermites en fusion.
Nous ne savons toujours pas si le phénomène auquel il nous ait été donné d'assister fur unique ou si, répété cycliquement, il est toujours anéanti sous un déluge d'acier et caché à la connaissance du monde par les autorités égyptiennes.
Nous n'avons jamais parlé de cet épisode de notre voyage à quiconque, recroquevillés égoïstement sur notre aventure, mais si je te la narre aujourd'hui, c'est pour te rappeler et t'appeler mon amour, t'apporter la nouvelle que je ne succombe plus au chant des ermites.

À bientôt

Je t'aime