Entre ciel et terre

[...] Les chiffres sont dénués de toute imagination, tu devrais donc te garder de leur accorder trop d’importance. D’après les cartes de géographie, les montagnes d’ ici s’élèvent à neuf cents mètres dans les airs, ce qui est parfaitement exact, il y a des jours où c’est le cas, mais un beau matin, au moment où nous quittons les rêves de la nuit, nous jetons un oeil au dehors et leur altitude a considérablement augmenté, elles atteignent au moins trois mille mètres, elles rayent la surface du ciel et nos cœurs se recroquevillent sur eux-mêmes. Ces jours-là, on peine grandement dans les enceintes à rester penché au-dessus des tas de poisson salé. Les montagnes ne font pas partie du paysage, elles sont le paysage.
La langue de terre sur laquelle est posé le Village de pêcheurs s’avance comme un bras tordu dans le fjord étroit dont elle atteint presque l’autre rive. L’étendue d’eau qu’elle protège gèle en hiver et se transforme en patinoire, nous sifflons à la lune et sortons des maisons avec des patins. Il n’est pas rare que le temps soit calme car ces montagnes arrêtent les vents, mais ne va pas croire qu’il règne chez nous une éternelle quiétude et que les plumes perdues par les anges dans leur vol tombent en virevoltant doucement jusqu’ici, cela se produit, certes, mais attends un peu, la tempête peut se lever ! Les montagnes rendent ce calme plus profond, mais il arrive aussi qu’elles affolent les vents qui s’engouffrent, déchaînés, dans le fjord, un souille polaire, gonflé de désirs meurtriers, et tout ce qui n’est pas fixé à terre s’envole avant de disparaître. Les planches, les pelles, les chariots, les tuiles, des toits entiers, les bottes du pied droit, les idéaux, les déclarations d’amour un peu tièdes. Le vent hurle entre les montagnes, déchire la surface de la mer, l’eau salée vient éclabousser les maisons et inonder les caves. Quand il se tait et que nous pouvons mettre le nez dehors sans mourir, les rues sont recouvertes d’algues, comme si la mer nous avait éternué dessus. Mais le calme finit toujours par revenir, les plumes d’ange tombent à nouveau à terre en virevoltant, debout sur la plage, nous écoutons les vaguelettes qui se brisent lentement dans un discret clapotis, l’agitation retombe, le sang ralentit dans les veines, la mer se change en une couche tentatrice où nous désirons aller reposer, assurés qu’elle nous endormira de ses bercements, l’eider monte et descend dans les airs en poussant des cris constants, et alors il n’est plus aussi douloureux de penser à ceux que l’océan a pris. [...]