Suttree de Cormac Mc Carthy

Suttree
Cormac McCarthy 1979

Il défit sa chemise jusqu'à la taille et s'abrita les yeux sous son bras replié. Il entendait la rivière bavarder doucement sous lui, vieux fleuve alourdi à la face ridée. Sous l'eau qui glissait canons et équipages, tourillons figés qui rouillaient dans la boue, bateaux à quille, pourris jusqu'à la consistance de mucilage. Mythiques esturgeons au corps pentagonal corné, la carpe et le poisson-chat aux reflets cuivrés et polis de vandoise, au ventre pâle et indemne de sprue, boue épaisse mitraillée de verre brisé, d'os et de boîtes de conserve rouillées et de tessons de faïence réticulés de fêlures encrassées. Au-delà de la rivière les falaises de calcaire se dressaient grises et sommairement facettées, tendues d 'herbe sur leur paroi en vertes et minces failles. Là où elles surplombaient l'eau elles donnaient une ombre fraîche et la surface s'étirait calme et sombre et reflétait, en une petite étoile blanche, la forme d'un pluvier qui planait sur les courants ascendants près de l'à-pic. Sous le siège de l'esquif un poisson-chat nageait à sec, intraitable, son large museau donnant contre la cloison.
Au débouché du ruisseau il leva une main et l'agita lentement, les vieilles Noires toutes en fleurs et coiffées de bonnets arrivaient pareilles à un jardin venté avec leurs cannes qui dansaient et leurs bras qui se dressaient sombres et au hasard et leurs voyantes tenues barbares soulevées au gré de leurs mouvements. Derrière elles la silhouette de la ville surgissant du sol avait des allures tendues et lasses, estampée de noir et de fuinée sur un ciel de porcelaine. Le rivage souillé de la rivière s'étendait irrégulier et miroitant dans la chaleur et le silence était total en cette matinée d'été solitaire.